AFRO-FEMINISMES

Notes introductives à la formation-débat organisée par Ensemble ! Jeunes Paris le 4 février 2015 – Illustration du post : Thandiwe Tshabalala

« Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont hommes, mais nous sommes quelques unes à être courageuses ». [1]

A l’intersection du genre, de la race, de la classe et des sexualités, l’afro-féminisme a radicalement changé l’approche théorique et pratique des luttes d’émancipation. Quelles leçons, tactiques et stratégiques, en tirer aujourd’hui ? Retour sur et perspectives contemporaines d’un mouvement révolutionnaire.

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Afro-féminismes : renvoie à l’ensemble des théories/mouvements/expressions féministes portés par des afro-descendantes, d’Afrique, d’Europe et des diasporas. Synonyme, mais non réductible au terme « féminismes noirs ».

1. Sources contemporaines : le « féminisme noir » états-unien

Années 1970-1980 aux Etats-Unis, émergence du « Black feminism » : double exclusion des femmes noires d’un féminisme blanc bourgeois et d’un nationalisme noir hétérosexiste => création d’un mouvement politique dénonçant l’oppression simultanée de race, classe, genre et sexualité et en recherche de nouvelles voies/stratégies inclusives de libération/émancipation.

Création en 1973 de la National Black Feminist Organisation qui sera active jusqu’en 1975-77. Une de ses émanations les plus radicales, le Combahee River Collective produit en 1977 une déclaration qui synthétise de manière très claire les principaux enjeux du mouvement.

« Nous sommes un collectif de féministes Noires qui se réunit depuis 1974. Depuis lors, nous avons commencé un processus de définition et de clarification politique, tout en poursuivant notre travail politique dans les groupes auxquels nous appartenions, en alliance avec d’autres organisations et mouvements progressistes. La définition la plus générale de notre politique actuelle peut se résumer comme suit : nous sommes activement engagées dans la lutte contre l’oppression raciste, sexuelle, hétérosexuelle et de classe et nous nous donnons pour tâche particulière de développer une analyse et une pratique intégrées, basées sur le fait que les principaux systèmes d’oppression sont imbriqués [interlocking]. La synthèse de ces oppressions crée les conditions dans lesquelles nous vivons. En tant que femmes Noires, nous voyons le féminisme Noir comme le mouvement politique logique pour combattre les oppressions multiples et simultanées qu’affronte l’ensemble des femmes de couleur. » [2]

Cf. Angela Davis (Women, Race and Class, 1981), Bell Hooks (Ain’t I a Woman ? Black women and feminism, 1981), Patricia Hill Collins (Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness and the Politics of Empowerment, 1990) [3]

C’est Kimberlé William Crenshaw dans une enquête publiée en 1991 et portant sur les violences subies par les femmes de couleur dans les classes défavorisées aux Etats-Unis qui va développer le concept d’ « intersectionnalité ».

« Je voudrais ici me risquer à aller plus avant sur la question en explorant les dimensions raciales et genrées de la violence contre les femmes de couleur. Les discours féministes et antiracistes contemporains n’ont pas su repérer les points d’intersection du racisme et du patriarcat. En m’attachant à deux manifestations de la violence masculine contre les femmes (les coups et le viol), je montre que les expériences des femmes de couleur sont souvent le produit des croisements du racisme et du sexisme, et qu’en règle générale elles ne sont pas plus prises en compte par le discours féministe que par le discours antiraciste. Du fait de leur identité intersectionnelle en tant que femmes et personnes de couleur, ces dernières ne peuvent généralement que constater la marginalisation de leurs intérêts et de leurs expériences dans les discours forgés pour répondre à l’une ou l’autre de ces dimensions (celle du genre et celle de la race). » [4]

Aujourd’hui, l’afro-féminisme états-unien se retrouve, au-delà de la sphère académique et/ou militante, des cyber-mouvements comme le #solidarityisforwhitewomen lancé en 2013 par Mikki Kendall aux « conversations » autour de l’(afro-)superstar-féminisme d’une Beyoncé où il continue à bousculer un certain statu quo [5].

2. Diasporas et retour au continent natal

« Petite histoire du féminisme afro-allemand »

Cases rebelles, janvier 2014, http://www.cases-rebelles.org/petite-histoire-du-mouvement-feministe-afro-allemand/

Le mouvement féministe afro-allemand s’est structuré dans les années 80 à Berlin Ouest ; il est le résultat d’un processus initié au début de la décennie 1980 et de rencontres avec Audre Lorde qui séjourna régulièrement Berlin entre 84 et 92. Lorde se définissait comme « une femme noire, lesbienne, mère, guerrière et poète ». Elle a défendu l’idée selon laquelle l’oppression repose sur plusieurs dimensions qui interagissent, comme la race, le genre, la classe sociale, la sexualité, etc. Ses analyses [Voir Age, race, classes sociale et sexe, les femmes re-définissent la différence (1980) et  De l’usage de la colère, la réponse des femmes face au racisme (1981)] ont également porté sur les stratégies de luttes contre l’oppression des femmes noires, dont l’usage de la colère et la force politique du témoignage personnel. Lorde a souligné combien les mouvements féministes blancs (américains) marginalisent, invisibilisent les femmes noires en se concentrant exclusivement sur les expériences des femmes blanches de la classe moyenne, en ignorant les différences, ce qui empêche de former des alliances.

« Il y a des domaines où les féministes noires et blanches aux États-Unis partagent des problèmes communs, et d’autres que nous ne partageons pas. Ces différences doivent être utilisées de façon créative si nous voulons bouger ensemble, femmes noires et blanches. Jusqu’à maintenant il y a eu de la réticence de la part des féministes blanches pour reconnaitre ces différences. Et donc à bien des égards nous avons évolué séparément. » [Audre Lorde, extrait de Audre Lorde, the Berlin years. 1984 to 1992, réalisé en 1992 par Dagmar Schultz]

Durant ces huit années, de 1984 à 1992, Audre Lorde a soutenu la formation d’une communauté de femmes noires à Berlin, avec entre autres pour but de questionner et définir d’une manière autonome les identités et places des femmes noires dans la société blanche allemande. Leur travail d’auto-définition s’est également réalisé à travers les arts, la poésie et d’autres écrits. Il était important pour Lorde que ces femmes se rassemblent et prennent conscience qu’elles partageaient des expériences similaires. La plupart d’entre elles avaient grandi en Allemagne ou vécu dans un environnement blanc, et ont chacune développé leurs propres stratégies contre le racisme.

« Il y avait beaucoup de femmes blanches et noires, mais nous, les Noires, étions peu nombreuses. À la fin de la conférence, elle a dit une chose qui nous a surprise : elles voulaient que toutes les femmes blanches sortent et que les Noires restent et ne partent pas tant qu’elles n’auront pas parlé à l’une des Noires restées dans la salle.»  (Ria Cheatom, co-fondatrice de l’ADEFRA)

Audre Lorde explique : « Avant de partir, j’espère que vous prendrez contact entre vous, et que vous vous reverrez quelque part. Et vous devez écouter ce que je dis, personne d’autre ne va le faire. Seulement vous. »

« Son intention était de vous faire sentir que, quoi que vous fassiez, vous n’étiez pas seules. Vous devez travailler ensemble. Montrez-vous, haussez votre voix, chacune à votre façon. C’était un pas immense dans mon développement personnel.»  (Marion Kraft, chercheuse et traductrice noire allemande).

« Noircir le féminisme » : l’afro-féminisme brésilien

Sueli Carneiro, in Collectif féministes pour l’égalité, Regards croisés de femmes en lutte. Chemins vers un féminisme sans frontières, Actes de la Rencontre internationale de femmes, organisée à Paris du 16 au 18 novembre 2012, p. 31-38 [6].

« Noircir le féminisme est l’expression que nous utilisons pour décrire le cheminement des femmes noires à l’intérieur du mouvement féministe brésilien. Avec cette expression nous avons voulu montrer d’une part, l’identité blanche et occidentale de la conception classique du féminisme et révéler de l’autre, son échec théorique et pratique à intégrer les différentes manifestations du féminin construit dans des sociétés multiraciales et multiculturelles. »

« La conscience que l’identité de genre n’évolue pas naturellement en solidarité raciale intra-genre a conduit les femmes noires à confronter au sein même du mouvement féministe les contradictions et les inégalités que le racisme et la discrimination raciale produisent entre les femmes, en particulier entre Noires et Blanches au Brésil. On peut en dire autant en ce qui concerne la solidarité de genre intra-groupe racisé qui a conduit les femmes noires à exiger que la dimension genre soit instituée comme élément structurant des inégalités raciales dans les agendas des mouvements noirs brésiliens. Ces analyses favorisent l’engagement des femmes noires dans les luttes des mouvements populaires et dans celles entreprises par les mouvements noirs et les mouvements des femmes aux niveaux national et international, afin d’y assurer les agendas politiques spécifiques aux femmes noires. Ce processus a entraîné, depuis le milieu des années 1980, la création de plusieurs organisations de femmes noires à travers le pays, de forums de discussions programmatiques spécifiques et d’instances organisationnelles nationales spécifiques au sein desquels les thèmes fondamentaux des agendas féministes sont étudiés par des femmes noires à la lumière des effets du racisme et de la discrimination raciale. »

« La conséquence de l’importance croissante du rôle des femmes noires à l’intérieur du mouvement féministe brésilien est visible dans le changement significatif du point de vue adopté par la nouvelle Plateforme politique féministe. Cette plateforme est issue de la Conférence nationale des femmes brésiliennes qui s’est tenue les 6 et 7 juin 2002 à Brasilia et repositionne la lutte féministe au Brésil en ce nouveau millénaire comme étant conçue collectivement par les femmes noires, indiennes, blanches, lesbiennes, du Nord, Nordestines, urbaines, rurales, syndiquées, quilombolas , jeunes, âgées, porteuses de handicaps, de différents liens religieux et partisans… Des femmes qui se sont penchées de manière critique sur les questions les plus brûlantes de la conjoncture nationale et internationale, sur la persistance des obstacles contemporains à l’égalité de genre et sur les défis et les mécanismes pour les dépasser. »

« …la Plateforme politique féministe issue de la Conférence nationale des femmes brésiliennes représente l’aboutissement de près de deux décennies de lutte pour la reconnaissance et l’incorporation du racisme, de la discrimination raciale et des inégalités de genre et de race qu’ils génèrent. Cette conception est l’un des axes structurels de la lutte des femmes brésiliennes. En intégrant ce principe, la Plateforme scelle un pacte de solidarité et de coresponsabilité entre les femmes noires et blanches dans la lutte pour surmonter les inégalités de genre et les inégalités entre les femmes au Brésil. Elle redéfinit les conditions d’une véritable justice sociale au Brésil. Comme l’a déclaré Guacira César de Oliveira de l’AMB – Articulação de Mulheres Brasileiras –, une des membres du comité d’organisation de la Conférence : « Nous réaffirmons que les mouvements de femmes et de féministes veulent radicaliser la démocratie, en posant clairement qu’elle n’existera pas tant qu’il n’y a pas d’égalité. Qu’il n’y aura pas d’égalité sans répartition des richesses ; et qu’il n’y aura pas de redistribution des richesses sans la reconnaissance de ce qui constitue les structures de la pauvreté aujourd’hui, à savoir les inégalités entre hommes et femmes, entre Noirs et Blancs, entre urbains et ruraux. Elle ne vise pas la simple inversion des rôles, mais une nouvelle référence de civilisation. » »

« #HappyAfricanFeminist »

Longue histoire du féminisme africain, des débuts du 19e siècle à aujourd’hui, en passant par les luttes de libération nationale, les indépendances, les mouvements (féministes) tiers-mondistes et postcoloniaux, etc [7].

A lire, voir, écouter : l’auteure nigériane Chimamanda Ngozie Adichie, « We should all be feminist », TEDxEuston, décembre 2012.

3. Hier et aujourd’hui en France

Peu d’échos du féminisme antillais en métropole. Quelques mouvements « historiques » de femmes noires comme la « coordination des femmes noires » ou le Modefen [8].

Coordination des femmes noires ou Mouvement des femmes noires (1976-1982)
Premier groupe à s’être constitué, ses activités portaient sur les luttes des femmes, les luttes de classe, les luttes anti-impérialistes et contre l’apartheid, mais aussi sur la question des droits des femmes immigrées en France. Un volet important a concerné la sexualité, la contraception et l’avortement. La coordination était aussi active dans la dénonciation de la répression et de l’instrumentalisation des femmes par les régimes autoritaires au pouvoir en Afrique. Plusieurs initiatives, contre l’apartheid notamment, ont été menées conjointement avec des féministes françaises. Une des fondatrices, Awa Thiam, universitaire sénégalaise célèbre pour avoir publié en 1978 le livre La parole aux Négresses, a été aussi une des fondatrices de la Commission pour l’abolition des mutilations sexuelles (CAMS).

MODEFEN, Mouvement pour la défense des droits de la femme noire (1982-1994)
Ce groupe avait pour objectif de lutter contre le racisme et le sexisme, et en faveur de l’émancipation des femmes noires. Les revendications portaient sur l’instruction, la formation, la liberté de choix du mode de vie et contre la polygamie, les mutilations sexuelles et les violences faites aux femmes.

Aujourd’hui, pas (peu) de mouvements afro-féministes français significatifs auto-identifiés au sein des mouvements sociaux pour l’émancipation; peu de « figures » (re)connues : la chroniqueuse/journaliste Rokhaya Diallo co-fondatrice des Indivisibles, la chercheuse Maboula Soumahoro à l’initiative du Black Histyory Month/Africana. Les afro-descendantes se mobilisent pourtant souvent de manière significative, notamment dans les mouvements antiracistes comme la lutte contre l’islamophobie (MTE, Féministes pour l’égalité…) ou dernièrement contre l’exposition « Exhibit B ». A noter également : un certain dynamisme sur internet et les réseaux sociaux au travers de cyber-mouvements viraux comme #vismaviedefemmeracisee, des productions de bloggeuses comme MrsRoots [9] ; ou autour de problématiques esthético-culturelles (« politique du cheveu crépu »).

Problème majeur : le mouvement féministe blanc dominant peu porté sur la déconstruction de ses propres privilèges, sur le soutien à des mouvements autonomes ou sur la construction de véritables « alliances » [10].

Le féminisme du 21e siècle sera afro-féministe/intersectionnel ou ne sera pas !

Notes

1. Gloria T. Hull, Patricia Bell Scott, Barbara Smith (ed), All the Women Are White, All the Blacks Are Men, But Some of Us Are Brave: Black Women’s Studies, 1982.
2. Traduit par Jules Falquet, « Déclaration du Combahee River Collective », Les cahiers du CEDREF [en ligne], 14 | 2006.
3. Cf. l’anthologie de textes du mouvement traduits en français : Black feminism Revolution ! La Révolution du féminisme Noir !, Paris, L’Harmattan, 2007. Introduction par Elsa Dorlin. Beaucoup de ces textes sont également disponibles en ligne comme ici.
4. Kimberlé Crenshaw et  Oristelle Bonis, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 2/ 2005 (n° 39), p. 51-82. Publication originale : « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, 1991, vol. 43, n° 6, p. 1241–1299.
5. Mikki Kendall, « #SolidarityIsForWhiteWomen: women of color’s issue with digital feminism », The Guardian, 14 août 2013; John Arit, « The Year in #SolidarityIsForWhiteWomen and Twitter Feminism », The Wire, 31 décembre 2013 ; Tamara Winfrey Harris, « All Hail the Queen?  », Bitch Magazine, n° 59, 2013 ; Gradientlair, « Beyoncé’s ***Flawless Feminism: A Womanist Perspective », 20 janvier 2014 ; Jessica Valenti, « Beyoncé’s ‘Flawless’ feminist act at the VMAs leads the way for other women », The Guardian, 25 août 2014 ; Nadeska Alexis, « Beyonces 2014 VMA Performance: Fearless, Feminist, Flawless, Family Time », MTV, 25 août 2014.
6. Première parution in Nouvelles Questions Féministes, vol. 24, n° 2, 2005, p. 27-32. Disponible en ligne ici.
7. Cf. MsAfropolitan, “A brief history of African feminism”, 2 juillet 2013.
8. Cf. Nadia Châabane, « Diversité des mouvements de « femmes dans l’immigration » », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 16 | 2008. Merci à Sharon pour la référence.
9. Lire notamment son très utile post « Intersectionnalité et afroféminisme : Le mémo ! #1 », 9 août 2009.
10. A lire : Caroline Ibos, Qui gardera nos enfants, Flammarion, 2012.

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