Beyoncé, les femmes noires et moi

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Scan photo de la couverture du livret de l’album Lemonade (Beyoncé, 2016)

Portée par l’euphorie de #BlackPantherSOLIT je suis allée acheter mon exemplaire de Lemonade et j’ai enfin pu voir, écouter et juger par moi-même THE album de l’année. Au final, c’est pas mal, voire même plutôt bien, mais quand un peu surfait par certains commentaires/critiques.

Au niveau musical, je le trouve un peu moins intéressant que le précédent (qui m’avait assez bluffé) mais assez solide avec quelques pépites qui m’ont particulièrement plu : « Formation » (mon titre préféré, le plus réussi/abouti à plusieurs niveaux), « Freedom » (un peu comme « Formation » + Kendrick Lamar qui déchire), « Daddy Lessons » (c’est mon côté fan de country/folk/roots), « Hold up » (pour son petit air enjoué et vaguement caribéen…), « Don’t hurt yourself » (pour la guitare rock) et « Sorry » (le synthé et le chœur).

Au niveau visuel, la photographie, centrée autour d’une Beyoncé divine et magnifique, est très belle et très soignée.

Lemonade - Beyoncé (2016) - Séquence Hold Up
Capture d’écran – « Hold Up » (Lemonade, Beyoncé, 2016)

 

Scan photos du livret de l’album Lemonade (Beyoncé, 2016)

L’esthétique est à la fois épurée (beaucoup de noir et blanc, atmosphère minérale) et iconographiquement très dense. J’aime beaucoup la mystique/symbolique lacustre, qui fait écho à plein de références mythologiques afro (et notamment de la culture noire de Louisiane à laquelle Beyoncé est rattachée par sa mère et dont le film est une très belle célébration) et dans laquelle les peintures corporelles de Sanbajo s’inscrivent parfaitement (là où je craignais un peu l’appropriation).

Lemonade - Beyoncé (2016) - Séquence Apathy
Capture d’écran – Chapitre « Apathy » (Lemonade, Beyoncé, 2016)

J’ai quand même un peu tiqué sur le collier dans « Sorry » et suis pas complètement fan de l’esthétique « Southern Gothic black Belle » (exception faite de la robe bouffante en wax qui est juste fabuleuse !!!).

Enfin au niveau « politique » (on pourrait même dire « idéologique »), j’apprécie les références explicites au mouvement #BlackLivesMatter (le moment qui m’a le plus touché c’est celui avec la mère de Mike Brown) et la célébration de la sororité et la résilience des femmes noires, notamment à partir du chapitre « Hope », dans « Freedom » et « Formation » (Mrs Roots en fait une analyse très intéressante ici). Mais c’est aussi là où le message de Lemonade rencontre un certain nombre de limites.

On y retrouve en effet, des références récurrentes à une forme de politique de la respectabilité à travers l’exhalation de vertus méritocratiques  : « winners don’t quit », « black Bill Gates in the making », « best revenge is your paper » (qui conclut « Formation », pourtant excellent pris isolément), etc. C’est un empowerment très néolibéral, qui vante la personne et les capacités individuelles qui lui permettront de s’intégrer en prenant le dessus : talent, détermination, persévérance…qualités qui sont souvent reconnues, avec raison et respect, à Beyoncé elle-même et dont elle se vante très légitimement dans « Six heels ». Mais plutôt que de pousser plus loin la remise en cause des structures et du système qui rend difficile (voire impossible) pour un grand nombre de femmes noires de réussir le type de parcours dont Beyoncé peut légitimement être fière, c’est à l’homme infidèle qu’on demande des comptes, c’est contre les « rageux » (« haters ») qu’on prend sa revanche en grimpant jusqu’au sommet de la chaîne… Le cheminement intérieur, la résurrection, la rédemption, la guérison atteinte grâce notamment au soutien émotionnel et moral des autres femmes noires, se concluent par la célébration de sa propre puissance symbolisée par tous les attributs de la domination acceptés par le système. Du coup les références à Malcolm X et aux Black Panthers tombent un peu à plat et sont en (grande) partie vidées de leur dimension subversive.

Quant à la sororité noire, je la trouve par certains moments un peu trop essentialiste et auto/mono-centrée. Lemonade a été présenté sur Tidal comme « un projet conceptuel basé sur le voyage de chaque femme en quête de connaissance de soi et de guérison » (« a conceptual project based on every woman’s journey of self-knowledge and healing« ). Beyoncé représente donc symboliquement chaque femme (noire). La sororité est en partie convoquée ici pour soutenir son récit (et aider à sa guérison) : celui d’une femme noire trahie par son compagnon et censée incarner le destin de toutes les autres.  Cette femme est essentiellement présentée dans sa dimension d’amante/épouse/mère/fille, victime, dans sa relation aimante et douloureuse à l’amant/époux/père/fils,  d’une sorte de malédiction immémoriale. Et si la communauté des femmes noires aide à la guérison, cette célébration n’interroge pas plus avant là non plus les dimensions structurelles (patriarcales), historiques et sociales de l’oppression. Comme retirées du monde au milieu de la nature, la communion spirituelle et émotionnelle des femmes achève tout simplement leur guérison, sans que rien de fondamental dans l’ordre non naturel des choses soit remis en cause.

Au sein de cette communauté bienheureuse et bienveillante de femmes noires, il existe pourtant des situations de pouvoir et des hiérarchies. Car Beyoncé la femme noire censée représenter, être le porte-voix de toutes les femmes noires, est précisément celle dont les privilèges socio-culturels (jeune, mince, valide, belle, noire à peau claire, de la classe moyenne) ne sont non seulement pas questionnés mais déterminent dès le départ une pré-éminence par rapport aux autres femmes tout au long du film. L’univers de Lemonade est peuplé de figures très stylisées de femmes noires (en majorité minces et valides) qui s’affairent dans une cuisine ou autour d’une table, mais font pour l’essentiel office de figurantes (littéralement et symboliquement) dans un tableau où Beyoncé est toujours placée devant, en premier, au centre ou au dessus des autres. Elle est non seulement omniprésente mais aussi omnipotente ayant le quasi monopole de la parole et donc le pouvoir (1).

Une des séquences de ce genre qui m’a le plus fait tiquer voire choqué, c’est celle dans « Sorry » où Beyoncé, nonchalamment assise sur un trône, reprend très exactement la fameuse pose de Serena Williams en couverture de Sports Illustrated que cette dernière, sacrée par le magazine meilleure athlète de l’année 2015, avait elle-même choisi pour exprimer son idéal de « féminité, force et puissance ». Dans la version ré-interprétée par Beyoncé, c’est désormais cette dernière qui incarne cet idéal tandis que Serena, la seule « personnalité » présente dans l’album aussi célèbre et connue que Beyoncé, est cantonnée au role de « guest » qui danse autour d’elle sans qu’on comprenne trop pourquoi, tantôt debout, tantôt accroupie et même à un moment par terre à ses pieds (?! WTF ?!).

Lemonade - Beyoncé (2016) - Séquence Ain't sorry
Capture d’écran –  « Sorry » (Lemonade, Beyoncé, 2016)

Visuellement et symboliquement c’est assez choquant et pour le moins (beaucoup) problématique… A la fin de cette même chanson, la pique à « Becky with the good hair » lancée par une Beyoncé à la longue chevelure blonde constamment magnifiée et qui se vante dans « Formation » d’être « yellow-bone » (c’est-à-dire claire de peau) sonne du coup comme un peu faux et hypocrite. Et si on peut apprécier de voir apparaître pendant quelques secondes la photo de Nina Simone en couverture de l’album « Silk and Soul » à la fin de la séquence « Forgiveness », l’image, au moment de la séquence « Redemption » et reprise à la fin du livret,  où l’on voit Beyoncé assise sur les marches d’un perron entourée de plusieurs jeunes artistes qui n’ont certainement pas été choisies au hasard (les deux actrices, Amandla Stenberg et Zendaya, actives sur les réseaux sociaux, et les deux duos de sœurs, Chloe x Halle, qu’elle a signées sur son label, et Ibeyi, dont elle a fait la promo sur Instagram), censées représenter les « futures/nouvelles générations » et qui sont toutes des jeunes femmes à la peau claire, à de quoi questionner là encore sur certaines dimensions, limites et contradictions du message de Beyoncé (2).

Au final, je crois que la dissonance et la frustration que j’ai ressenties à quelques moments en regardant et écoutant Lemonade a moins à voir avec l’album lui-même qu’avec ce dont il est le symptôme en termes de représentation, domination et privilèges : l’exception qui confirme la règle. J’apprécie Beyoncé en tant qu’artiste de grand talent qui fait de la (très) bonne musique pop (à la fois populaire et de masse) et dont la force et la confiance en elle qu’elle performe sont des sources d’inspiration. J’admire sa réussite et son éthique professionnelles, son autorité de « boss » qu’elle a réussie à imposer dans une industrie dominée par les hommes et les blanc-he-s, et j’applaudis ses prises de position progressistes. Mais cela ne signifie que je me sente automatiquement « représentée » par elle et son discours dans Lemonade; ou que cette représentation soit pleinement satisfaisante.

Beyoncé occupe aujourd’hui une place tellement unique, influente et dominante (voire exclusive) à l’échelle mondiale que les formes de « représentation » qu’elle construit et véhicule dans Lemonade notamment, surtout quand elles sont célébrées comme s’adressant/parlant pour et aux/représentant « les » femmes noires/chaque femme noire, ne peuvent pas être considérées comme une simple affaire d’appréciation et de connexions (artistique, émotionnelle, intellectuelle) individuelles. C’est bien évidemment aussi (d’abord?) le cas, mais c’est aussi un enjeu de pouvoir collectif. Dans un de ses désormais fameux TED Talk, l’auteure nigériane Chimamanda Ngozie Adichie (qui a acquis une soudaine nouvelle notoriété après avoir été citée dans le morceau « Flawless » du précédant album de Beyoncé) met en garde contre « les dangers d’une histoire unique« . Lemonade n’est pas une « histoire unique ». Loin de là. C’est une belle histoire, positive, richement racontée et qui fait du bien à dire et à entendre, mais qui ne devrait pas être la seule à pouvoir l’être car trop singulière pour représenter pleinement la diversité de celles qu’elle prétend représenter.

Notes

(1) Les rares autres voix de femmes qu’on entend sont celles de quelques anonymes dans « Resurrection » et celle de Hattie White, la grand-mère de Jay, qui explicite dans « Redemption » le titre de l’album en faisant référence au proverbe « When life throws you lemons, make lemonade ».

(2) Sur les problématiques de la représentation des femmes noires par des femmes à peau claire ou métisses, lire notamment Abi Ishola, « Is The Face Of Young Black Feminism Light Skinned And Biracial? », 26 May 2016, HuffingtonPost.com.

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