Trump président : comment en est-on arrivé là?

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Rencontre à la Maison Blanche entre Donald Trump, le président nouvellement élu, et Barack Obama, le président en exercice, jeudi 10 novembre 2016 (Capture d’écran)

Commençons par le commencement…ou plutôt par la fin : Hillary Clinton a bien gagné une majorité des suffrages des électeur-trice-s des Etats-Unis. Selon les derniers résultats provisoires, elle et son co-listier Tim Kaine ont en effet obtenu 64 925 492 soit 48 % des voix contre 62 562 131 soit 46,25 % des voix pour Donald Trump et son co-listier Mike Pence, avec un taux de participation de 58,4 % (1). Et pourtant, c’est Donald Trump qui a été annoncé vainqueur et qui devrait être formellement confirmé comme tel le 19 décembre prochain par le collège électoral puisqu’il aurait remporté 290 à 306 des 538 « grand-e-s électeur-trice-s » qui composent ce dernier.

Archaïsme institutionnel       

L’élection présidentielle états-unienne est en effet une élection au suffrage universel indirect. Le jour de l’élection, même si les bulletins de vote portent les noms de candidat-e-s à la présidence et à la vice-présidence, les électeur-trice-s élisent en fait un collège (electoral vote) de « grand-e-s électeur-trice-s » (presidential electors). Ce sont ces grand-e-s électeur-trice-s, désigné-e-s Etat par Etat, qui élisent ensuite, après le « vote populaire » (popular vote), le binôme présidentiel. Les candidat-e-s comme grand-e-s électeur-trice-s sont nommé-e-s par les partis politiques des différents Etats dans les mois qui précèdent l’élection. Chaque Etat reçoit autant de grand-e-s électeur-trice-s qu’il possède de membres au Congrès (Chambre des représentant-e-s et Sénat), soit au minimum trois grand-e-s électeur-trice-s (2). A deux exceptions près, tous les Etats utilisent ensuite la méthode du winner-takes-all (« le-la gagnant-e prend tout ») qui attribue en bloc l’intégralité des grand-e-s électeur-trice-s à la candidate ou au candidat ayant reçu la majorité des suffrages dans l’Etat en question. Les grand-e-s électeur-trice-s ainsi déterminé-e-s se réunissent ensuite dans la capitale de leur Etat respectif et votent, en général, en faveur de la paire de candidat-e-s pour laquelle elles et ils ont été élu-e-s. Un binôme présidentiel doit recevoir la majorité absolue des votes (soit 270 voix) pour être élu.

A l’origine, fin 18e-début 19e siècle, ce système aurait été mis en place pour au moins deux raisons importantes. Tout d’abord par défiance envers la majorité de la population qui était jugée trop ignorante et incompétente pour pouvoir choisir directement son président. Mais aussi pour permettre aux Etats esclavagistes du sud d’avoir autant voire plus de voix au sein du collège électoral que ceux nord, en leur permettant d’inclure dans le recensement de leurs populations (et donc dans le calcul de leur proportion de grands électeurs) leur très grand nombre d’esclaves qui n’avaient pourtant pas le droit de vote et ne représentaient à l’époque que les 3/5e d’un homme blanc (3). A la lumière de cette petite histoire, que Donald Trump puisse être élu président sur la base d’un système inégalitaire littéralement conçu sur le dos des esclaves n’est finalement pas si étonnant que cela (4)… Mais au-delà de son incongruité institutionnelle et mathématique, la « victoire » de Trump, qui s’appuie sur une vote plus contrasté qu’il n’y parait, révèle aussi l’étendu de la « défaite » de Clinton, la faillite des deux mandats d’Obama et le rejet par une part significative du peuple états-unien de son oligarchie.

Un vote partisan contrasté

Victoire et défaite se sont jouées dans une poignée d’Etats. Six Etats et une partie du Maine qu’Obama avait gagnés en 2012, et dont certaines circonscriptions votaient démocrates depuis des décennies, sont passés à Trump.

En Floride il obtient 49,1 % contre 47,8 % pour Clinton (un écart d’à peine 120 000 voix) et emporte les 29 grand-e-s électeur-trice-s de l’Etat. En Pennsylvanie il obtient 48,8 % contre 47,6 % (un écart de moins de 100 000 voix) et 20 grand-e-s électeur-trice-s. Dans le Wisconsin, c’est encore plus serré : 47,9 % contre 46,9 % pour Clinton (à peine 20 000 voix d’écart) et 10 grand-e-s électeur-trice-s. Pareil dans le Michigan : 47,6 % contre 47,3 % (quelque chose comme 10 000 voix d’écart) et 16 grand-e-s électeur-trice-s. Il a une plus grande marge dans l’Ohio : 52,1% contre 43,5 % soit 18 grand-e-s électeur-trice-s ; et dans l’Iowa : 51,8 % contre 42,2 % soit 6 grand-e-s électeur-trice-s. Dans le Maine, le seul autre Etat avec le Nebraska qui applique une proportionnelle locale pour l’attribution des votes du collège électoral, il fait 45,2 % et obtient un des trois votes. Au total, Trump aurait ainsi gagné la majorité dans 30 Etats et un district soit l’équivalent de 100 votes (dont 75 gagnés sur le fil) du collège électoral de plus que le candidat républicain Mitt Romney en 2012, et qui sont autant de votes perdus pour Clinton.

Certaines tendances relevées au niveau national, au travers notamment des sondages de sortie des urnes, corrélées avec ceux de l’élection précédente en 2012, peuvent aider à saisir ce qui s’est joué dans les différents électorats (6). Par exemple, le fait que, même si Hillary Clinton obtient une majorité des votes des personnes dont les revenus sont les plus modestes, sa marge chez les revenus en dessous de 30 000 $ par an (53 % contre 41 % pour Trump) et chez les revenus entre 30 000 et 49 999 $ par an (51 % contre 42 %) est beaucoup plus étroite que celle de Barack Obama en 2012 (respectivement 63 % contre 35 % pour Romney et 57 % contre 42 %). Clinton fait également moins bien qu’Obama auprès des syndiqué-e-s : elle est majoritaire dans cet électorat à 51 % contre 43 % pour Trump là où Obama obtenait 58 % contre 40 % pour Romney.

Source : « Election 2016: Exit Polls », The New York Times, 8 novembre 2016
Source : « Election 2016: Exit Polls », The New York Times, 8 novembre 2016

Elle progresse par contre dans les deux tranches de revenus supérieures suivantes : chez les électeur-trice-s gagnant entre 50 000 $ et 99 999 $ et celles et ceux gagnant entre 100 000 $ et 199 999 $ par an. Et elle fait quasiment jeu égal avec Trump pour les deux dernières tranches chez les électeur-trice-s gagnant entre 200 000 $ et 249 999 $ et celles et ceux gagnant plus de 250 000 $ par an.

Si l’on s’intéresse maintenant aux distinctions de genre, on note que Clinton obtient à peu près les mêmes marges qu’Obama en ce qui concerne le vote des femmes : elle est majoritaire à 54 % contre 42 % pour Trump quand Obama obtenait 55 % contre 44 % pour Romney. Les femmes ont ainsi voté moins pour Trump que pour Romney, mais aussi un peu moins pour Clinton que pour Obama. Chez les hommes, c’est Trump qui est majoritaire, mais, avec ses 53 % contre 41 % pour Clinton, il réalise à peu près les mêmes scores que Romney qui avait obtenu 52 % contre 45 % pour Obama. Les hommes n’ont pas beaucoup plus voté pour Trump que pour Romney et ont moins voté pour Clinton que pour Obama.

Enfin, en ce qui concerne les différentes communautés ethnoculturelles, on s’aperçoit que s’il est majoritaire chez les Blanc-he-s, Trump fait à peu près les mêmes scores que Romney dans cet électorat et que Clinton fait un peu moins bien qu’Obama: 58 % (contre 37 % pour Clinton) là où Romney faisait 59% (contre 39 % pour Obama). Par contre, là où Trump semble avoir progressé par rapport à Romney et là où Clinton, tout en étant majoritaire, a régressé par rapport à Obama, c’est dans les électorats des minorités : il fait 8 % contre 88 % pour Clinton là où Romney faisait 6 % et 93 % chez les Noir-e-s ; 29 % chez les Latinx et les Asiatiques là où Romney faisait 27 % et 26 % respectivement.

Source : « Election 2016: Exit Polls », The New York Times, 8 novembre 2016
Source : « Election 2016: Exit Polls », The New York Times, 8 novembre 2016

Le taux de participation devrait bientôt égaler voire légèrement dépasser celui 2012. Mais alors que le nombre de votes pour Trump dépasse maintenant largement celui de Romney (plus d’1 million voix en plus malgré une part du vote légèrement inférieur de moins d’1 %), celui des votes pour Clinton est toujours en deçà du score d’Obama (environ 1 million de voix et 3 % en moins). Elle obtient  Rapporté  Même si ce différentiel devait se réduire, les dynamiques partisanes locales et nationales très différenciées qui s’esquissent à la lecture tous ces différents chiffres aident à un peu mieux comprendre le résultat final.

La défaite de la candidate du système

Trump a réussi, malgré l’hostilité d’une partie significative de la direction du Parti républicain, à mobiliser sa base électorale traditionnelle et à gagner des marges dans quelques secteurs ciblés parmi l’électorat majoritairement Blanc, aux revenus modestes, de quelques anciens bastions démocrates. Clinton, elle, malgré le soutien de tout l’appareil du Parti démocrate, de la majorité des médias et des célébrités et même d’un nombre non négligeable de dirigeant-e-s républicain-e-s, n’a pas réussi à mobiliser suffisamment ni les électeur-trice-s démocrates ni le reste des abstentionnistes dans les Etats clés.

Les obstacles institutionnels à l’inscription sur les listes électorales mis en place dans certains Etats ont probablement eu un impact, notamment parmi les populations les plus vulnérables (pauvres, minorités…) qui auraient eu plutôt tendance à voter démocrate. Et bien sur le sexisme, le racisme et la xénophobie des discours de Donald Trump ont sans conteste joué un rôle dans la mobilisation des secteurs de la population les plus conservateurs et réactionnaires, à commencer par l’électorat traditionnel du parti républicain, composé aussi bien de très (très) riches que de milieux populaires. Sa rhétorique identitaire et nationaliste a même certainement eu un écho bien au-delà de ces sphères, dans un pays dominant, impérialiste, aussi structurellement raciste et patriarcal que les Etats-Unis.

Mais ces facteurs n’expliquent qu’une partie la défaite d’Hillary Clinton. Après tout, le même électorat majoritairement Blanc des Etats pivots avait voté en 2008 et en 2012 pour un certain Barack Hussein Obama, fils d’un étudiant noir africain et d’une femme blanche, marié à une grande, belle et brillante femme noire à la peau foncée, et dont jusqu’à présent beaucoup sont encore persuadé-e-s qu’il n’est pas né sur le sol états-unien et/ou qu’il est de confession musulmane. Les Etats-Unis n’étaient pas moins racistes, sexistes et homophobes à l’époque, surtout pas après les deux mandats de Georges W. Bush et le lancement de la guerre sans fin « contre le terrorisme ». Trump n’a pas non plus fait significativement mieux que Romney dans ce même électorat (blanc, masculin…). Et puis, rappelons-le, au niveau national une majorité des électeur-trice-s (dont le nombre devrait augmenter une fois le dépouillement complété), a bel et bien voté contre Donald Trump et tout ce qu’il représente.

Et pourtant il a gagné. Il a gagné avec des marges petites, mais suffisantes, dans quelques Etats clés. Les principaux Etats qui ont fait défaut à Clinton et permis la victoire de Trump sont situés dans la région du nord est, autour des Grands Lacs, appelée la Rust Belt, l’ancienne ceinture industrielle désormais toute rouillée, où les électeur-trice-s, majoritairement Blanc-he-s, ont rompu leur alliance traditionnelle avec Parti démocrate. Ancien centre industriel du pays (qui compte tout de même encore pour 40 % de sa production), elle est tombée en déclin à partir du milieu du 20e siècle en raison des transferts de production (d’abord vers l’ouest, puis à l’étranger), de la baisse d’attractivité du charbon et de l’acier, de l’automatisation accrue, etc. Dans les années 1990, les accords internationaux comme que l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena/Nafta) ont dramatiquement accéléré le phénomène (8).

D’après l’Economic Policy Institute, un centre de recherche basé à Washington, les salaires des travailleur-euse-s états-unien-ne-s stagnent depuis des décennies, le salaire minimum réel ayant lui diminué depuis 1970. La plupart des « gains » économiques se sont faits en haut de la pyramide salariale et sociale. Et ces profits se sont traduits par plus de pouvoir et d’influence politiques pour les plus riches, leur obtenant des subventions publiques, des niches fiscales, des accords commerciaux favorables, ou encore, comme en 2008, le sauvetage de leurs banques mis à sac par leur mauvaise gestion. Les récents indicateurs économiques dont se prévaut Obama dans son bilan ont beau être présentés comme positifs, ils ne rendent pas compte de l’insécurité sociale que connaissent bon nombre d’Etats-unien-ne-s, de la peur constante du déclassement, de la colère qu’elles et ils ressentent face à la dégradation de leurs conditions de travail et de leur qualité de vie, ni de la désaffection grandissante vis-à-vis des institutions et du pouvoir politique (9).

C’est pourtant ces sentiments que reflètent les sondages de sorties des urnes auprès des électeur-trice-s de Trump : parmi les 62 % de personnes interrogées qui estiment que leur pays a « sérieusement déraillé » 69 % sont des électeur-trice-s de Trump ; elles et ils sont aussi 79 % parmi les 21 % des sondé-e-s qui trouvent que la situation du pays est mauvaise, 78 % parmi les 27 % qui estiment leur situation économique est pire qu’avant et 63 % des 34 % qui pensent que la situation sera pire pour la prochaine génération.

Source : « Election 2016: Exit Polls », The New York Times, 8 novembre 2016
Source : « Election 2016: Exit Polls », The New York Times, 8 novembre 2016

Donald Trump a su parler à suffisamment d’électeur-trice-s au sein de ces communautés ravagées par le néolibéralisme sauvage et sans complexe des administrations démocrates et républicaines successives, en légitimant leur colère et leur rejet de l’establishment, en promettant d’y remédier tout en dévoyant une bonne partie vers d’autres cibles tout aussi vulnérables et opprimées : les immigré-e-s, les Noir-e-s, les féministes, les personnes LGBT…A l’opposé, Hillary Clinton, qui a délaissé un partie de ces Etats pendant sa très onéreuse campagne, n’a cessé de mettre en avant ses années d’expériences au sein même du système dont elles et ils voulaient se débarrasser. Alors qu’elles et ils réclamaient du changement, tout ce qu’elle leur a proposé c’est fondamentalement de maintenir le statu quo (10).

Faillite du social-libéralisme

Un tel aveuglement n’est pas le fait de la seule candidate Hillary Clinton. La victoire de Trump met à nu la faillite du Parti démocrate et du social-libéralisme états-unien qui a tant inspiré ses homologues européens (Blair, Schröeder, Hollande….). Le Parti démocrate n’a jamais été un parti ouvrier ou même de gauche, comme l’a par exemple été le Labour Party en Grande-Bretagne ou même le Parti socialiste/SFIO en France. Mais à partir du milieu du 20e siècle, il était devenu le parti « progressiste » soutenu par la plupart des grandes centrales syndicales et pour lequel les minorités ethnoculturelles et sexuelles votaient majoritairement. Le tournant néoconservateur et néolibéral des années 1980 passées sous les trois mandats républicains (Reagan puis Bush senior) a progressivement eu raisons de ces avancées. La victoire de Bill Clinton en 1992 consacra ainsi celle de son courant de pensée, les New Democrats (les « nouveaux et nouvelles démocrates ») qui poussèrent le parti vers le centre, adoptant ce qu’Anthony Gidens conceptualisera plus tard comme la « troisième voie » (11).

Ce sont ces « néo-démocrates » au pouvoir à Washington qui vont, les premier-e-s, mettre en œuvre les politiques néolibérales que l’on connaît maintenant trop bien aujourd’hui et donner ses lettres de noblesse au « social-libéralisme » qui va ensuite essaimer en Europe. Règle de l’équilibre budgétaire, réduction acharnée des dépenses publiques, affaiblissement du droit de travail et des syndicats, précarisation des salarié-e-s, démantèlement accéléré de la protection sociale, stigmatisation et criminalisation des pauvres, rhétorique de l’ « égalité des chances » et de la responsabilisation personnelle, déréglementation économique (notamment dans l’agriculture et les télécommunications), signature des traités de libre-échange dont le tristement fameux Alena, etc. Clinton a également présidé à l’adoption de la très controversée loi sur le contrôle de la criminalité (le Violent Crime Control and Law Enforcement Act) dont une partie des dispositions a conduit à des taux d’incarcération records (notamment des pauvres et des minorités), à la décimation de communautés entières et au développement de la très lucrative industrie pénitentiaire.

Cette première génération de néo-dems était aussi très conservatrice du point socioculturel. C’est en effet sous l’administration Clinton qu’a été signée la loi DoMA (le Defense of Marriage Act) interdisant au gouvernement fédéral de reconnaître les mariages homosexuels, ainsi que l’arrêté « Do not Ask, Do not Tell » interdisant aux personnes ouvertement homosexuelles de servir dans l’armée. S’il a été plus progressiste que Bill Clinton sur ces questions (il a appuyé l’abrogation de « Do not Ask, Do not Tell » en 2010 et le rejet la loi DoMA en 2013) (12), Barack Obama, de son propre aveu un « nouveau démocrate », s’est inscrit dans cette même tradition néolibérale, sécuritaire et impérialiste, en plus d’une politique d’expulsion massive des immigré-e-s qui lui a valu de perdre le soutien d’importantes associations latino de défense des droits civiques et de gagner le surnom d’ « expulseur en chef » (Deporter-in-chief) (13).

Dans les années 1990, Hillary Clinton a pour sa part été en première ligne dans le développement du courant de la « Troisième voie » centriste au niveau international. Elle a également fait partie de la branche au Sénat de la Coalition des nouveaux démocrates de 2001 à 2009 (14). Tout  au long de sa campagne elle n’a cessé de défendre le bilan des années Clinton/Obama et s’est présentée comme la continuatrice de leur héritage politique. Les quelques inflexions apparues dans sa plate-forme (gratuité des frais d’inscription à l’université, opposition au Tafta…) l’ont été sous la pression du mouvement de son adversaire à la primaire démocrate, le sénateur (ex-Indépendant) du Vermont Bernie Sanders, et n’ont sonné pour beaucoup que comme des vœux pieux concédés par opportunisme électoral plutôt que par réelle conviction. Et ces soupçons d’insincérité ont été en grande partie confirmés par la publication d’extraits d’emails de John Podesta, ancien chef de cabinet de Bill Clinton et directeur de la campagne de 2016 d’Hillary Clinton.

Bill Clinton a été pendant ses deux mandats un fervent promoteur des nouvelles technologies de l’information (et du pouvoir de leur industrie aujourd’hui multimilliardaire dans la Silicon Valley). Ce n’est donc que par un juste retour des choses que l’incurie et la corruption de l’appareil du nouveau Parti démocrate qu’il a forgé aient été révélées au grand jour par le premier réseau informationnel pirate au monde qu’est Wikileaks. Et qu’un « mercenaire » politique tel que Trump, qui a été affilié au Parti démocrate de 2001 à 2008, qui a contribué au financement des campagnes électorales de plusieurs de ses membres, qui a déclaré que Bill Clinton était son président préféré, et que la direction de campagne d’Hillary Clinton, dans le cadre de sa si brillante stratégie du « Joueur de flûte » (Pied Piper), avait listé comme un des trois candidats parmi les plus extrêmes de la primaire républicaine à faire mousser dans les média, soit celui dont la victoire sonne peut-être (enfin !) la fin du « Clintonisme », des nouveaux démocrate et de la « troisième voie » centriste (15).

What now ?

Manifestation anti-Trump post-élection à Miami en Floride (Capture d’écran).
Manifestation anti-Trump post-élection à Miami en Floride (Capture d’écran).

Trump est devenu, dans la nuit de mardi 8 à mercredi 9 novembre 2016, le 45e président-élu des Etats-Unis d’Amérique. Après l’annonce de sa « victoire », des manifestations de rue ont lieu dans plusieurs grandes villes du pays, une pétition en ligne appelant les grand-e-s électeur-trice-s républicain-e-s à changer leur vote en décembre a rassemblé à ce jour plus de 4 millions de signatures et Jill Stein, la candidate du Green Party, a engagé une procédure pour faire recompter les voix dans le Wisconsin et les autres Etats où Trump est arrivé en tête de justesse. Pourtant, il est aujourd’hui quasiment certain qu’il va devenir en janvier le président en exercice et le rester…au moins pendant quelques temps. Hillary Clinton, son adversaire, a reconnu sa défaite et lui a concédé la victoire ; Barack Obama, le président en exercice jusqu’en janvier prochain, lui a fait visiter la Maison-Blanche ; et les services du département d’Etat et des services secrets ont commencé le briefer sur tous les cadavres qui peuplent les placards du Pentagone.

Après avoir usé d’un népotisme sans fard pour constituer son groupe de conseiller-e-s, il a commencé à nommer de son équipe gouvernementale de transition, qui sera dirigée par son lugubre vice-président Mike Pence. Et les noms qui circulent actuellement donnent froid dans le dos. Avec des figures comme l’ex-maire de New York, Rudolph « Stop and Frisk » Giuliani, pressenti comme ministre des Affaires étrangères (Secretary of State), directeur des Renseignements (Director of Nationa Intelligence) ou secrétaire à la Sécurité intérieure (Secretary of Homeland Security) et Sarah Palin, l’ex-gouverneure complètement givrée de l’Etat d’Alaska, qui pourrait devenir ministre de l’Intérieur (Interior Secretary) ou de l’Energie (Energy Secretary), c’est un véritable musée des horreurs. Grâce à sa courte majorité au Congrès, il a aujourd’hui les moyens de mettre en œuvre les aspects les plus réactionnaires de son programme au niveau fédéral (notamment à travers la possible nomination de 2 à 3 juges de la Cour Suprême) : en s’attaquant aux droits des femmes, des LGBTQIA, etc. Il va pouvoir s’appuyer sur les secteurs d’extrême droite qui ont été revivifiés par sa campagne (Alt-Right, Tea Party, Ku Klux Klan…) et dont il vient de nommer un des hérauts, Steve Bannon comme « stratège en chef » (Chief Strategist) au sein de son équipe. Mais il est moins certain qu’il puisse (ou veuille) remettre en cause les grandes orientations économiques et géostratégiques des Etats-Unis : une des personnes pressenties pour le poste de ministre des Finances (Secretary of Treasury) est Steven Munchin, un ancien de Goldman & Sachs, pas vraiment du genre économiste populiste… Au-delà d’une certaine inflexion de forme, tout indique donc que Donald Trump entend continuer, voire accentuer les stratégies néo-libérales et impérialistes menées par Obama avant lui.

Mais les mobilisations anti-Trump sont importantes à plusieurs titres. D’abord comme un moyen de réagir et de donner confiance à celles et ceux qui subissent actuellement des attaques racistes, sexiste et homophobes. Elles permettent à des milliers de personnes d’exprimer activement et collectivement leur rejet d’un président aussi ouvertement raciste, sexiste et xénophobe que Trump et des institutions dépassées qui ont permis sa victoire. Mais elles rappellent aussi que les polarisations à l’œuvre dans ce pays depuis plusieurs années, et qui ont donné naissance à d’importants mouvements sociaux, d’Occupy Wall Street à #NoDAPL (16) en passant par la lutte pour le salaire minimum à 15 $ et Black Lives Matter, sont loin, très loin d’être surmontées. Au contraire, elles devraient même plutôt s’exacerber. Et puis un autre effet de la victoire de Trump et de la défaite de Clinton concerne la lutte de pouvoir qui va s’ouvrir au sein du parti démocrate. Plusieurs grandes voix de la gauche du parti commencent à appeler à sa transformation. C’est le cas par exemple de Robert Reich, ancien « ministre du travail » (Secretary of Labor) sous l’administration Clinton (17). Dans une tribune parue il y a quelques jours dans le New York Times, Bernie Sanders annonce qu’il va également proposer une série de réformes dans ce sens. Il déclare notamment :

« I believe strongly that the party must break loose from its corporate establishment ties and, once again, become a grass-roots party of working people, the elderly and the poor. We must open the doors of the party to welcome in the idealism and energy of young people and all Americans who are fighting for economic, social, racial and environmental justice. We must have the courage to take on the greed and power of Wall Street, the drug companies, the insurance companies and the fossil fuel industry. When my presidential campaign came to an end, I pledged to my supporters that the political revolution would continue. And now, more than ever, that must happen. We are the wealthiest nation in the history of the world. When we stand together and don’t let demagogues divide us up by race, gender or national origin, there is nothing we cannot accomplish. We must go forward, not backward. » (18)

La révolution « bernicienne » parviendra-t-elle à réformer de fond en comble le Parti démocrate ? En tout cas, les bases politiques et l’énergie militante existent pour pousser dans ce sens, dans et en dehors du parti. Jill Stein, la candidate du Green Party, qui avait proposé à  Bernie Sanders une place sur son ticket présidentiel, a pu se qualifier pour apparaitre sur les bulletins de vote de 45 Etats (plus trois autres où on pouvait écrire directement le nom de son ticket). Malgré l’intense campagne de dénigrement menée sans relâche contre elle par la machine démocrate elle a obtenu un peu plus d’1 million de voix, réalisant ainsi le meilleur vote pour ce parti depuis…Ralph Nader en 2000.

Au niveau international, le meilleur soutien que l’on puisse apporter aux mouvements états-uniens passe, d’une part, par la mobilisation dans toutes ces luttes qui nous sont communes : pour l’égalité des droits, la justice sociale et climatique, contre les traités de libre-échange comme le Tafta, les guerres sans fin « contre le terrorisme », les idées réactionnaires (racisme, sexisme, homophobie…), les politiques migratoires répressives…Mais cette solidarité dans les luttes doit aussi s’accompagner d’une réponse au niveau politique : en faisant émerger une alternative de gauche au social-libéralisme « troisième voix » des Clinton/Obama et leurs affidés européens comme François Hollande qui fut un des premiers au sein du Parti socialiste à diffuser les écrits des New Democrats.

La reconfiguration du champ politique s’accélère. Construire des forces politiques de gauche, écologistes, internationalistes, capables d’articuler les questions de classe, de race et de genre tout en étant des solutions politiques crédibles pour le plus grand nombre n’est plus une perspective lointaine. La victoire de Jeremy Corbyn, le candidat de gauche anti-guerre et anti-austérité, porté par un mouvement de masse à la tête du Parti travailliste britannique contre son propre appareil, a asséné un coup qu’on espère mortel au blairisme. La repolitisation du pays qui l’accompagne porte en elle la possibilité d’une alternative. En France, où l’échéance est encore plus rapprochée, la reconstitution d’une gauche politique à vocation majoritaire est à la traine. Éparpillées, souvent refermées sur leurs débats internes, les multiples organisations de la gauche radicale survivantes du 20e siècle sont réduites à l’impuissance. Dans ce paysage de désolation, la dynamique autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon tranche. A quelques mois des présidentielles, elle s’est imposée comme le seul pôle capable de proposer, sur le plan électoral, une alternative politique de gauche crédible  face à la droite et à l’extrême droite.

Au delà de la diversité des rythmes nationaux, la séquence historique ouverte par la crise de 2008 est désormais pleinement entrée dans la phase des turbulences politiques. D’abord confinées au pourtour  méditerranéen, celles-ci se déchainent désormais au centre du capitalisme mondial. Après le Brexit et l’élection de Trump, la droite radicale a le vent en poupe. Les grands pays de l’Europe continentale sont clairement en ligne de mire. Interrompre la série noire tient essentiellement dans la capacité de la gauche à défendre une solution politique de rupture avec le néolibéralisme et de reconquête de la démocratie.

 

Notes

(1) Parmi les principaux autres candidat-e-s Gary Johnson et William Feld, du Libertarian Party, auraient obtenu 4 444 752 voix soit 3,29 % ; et Jill Stein et son colistier Ajamu Baraka du Green Party auraient obtenu 1 418 522 voix soit 1,05 %. Au total, en rajoutant les différents autres bulletins, 135 257 516 votes auraient pour le moment été enregistrés. En 2016, la population ayant l’âge de voter (Voting Age Population) se monte à 251 107 404 personnes et celle en ayant effectivement le droit (Voting Eligible Population, c’est-à-dire sans notamment les ex-détenu-e-s et les étranger-e-s qui sont privé-e-s de droit de vote et dont les proportions ont beaucoup augmenté depuis les années 1970) à 231 556 622. Le taux de participation de la population ayant le droit de vote serait donc de 58,4 % (et de 53,8 % pour la population en âge de voter) soit à peu près égal à celui de 2012 qui était de 58,56 %. Les votes n’ayant pas encore fini d’être comptés et agrégés dans un certain nombre d’Etats le comptage étant en cours, ces chiffres devraient encore augmenter. Les résultats définitifs ne seront pas connus avant encore plusieurs jours. Chiffres provisoires et projections : Dave Leip, « United States Presidential Election Results », US election atlas, 30 novembre 2016 ;  « United States presidential election 2016 », Wikipedia, 30 novembre 2016 ; « AP Election Results », Associated Press, 30 novembre 2016 ; « Presidential Election Results: Donald J. Trump Wins », The New York Times, 30 novembre 2016 ; « Presidential results », CNN, 30 novembre 2016.

(2) Chaque Etat élit au Congrès un nombre fixe de deux sénateur-trice-s et au moins un-e représentant-e, le nombre total de ces dernier-e-s dépendant de la population de l’Etat. En 2016, les six Etats possédant le plus de grand-e-s électeur-trice-s sont la Californie (55), le Texas (38), New York (29), la Floride (29), la Pennsylvanie (20) et l’Illinois (20). Les sept Etats les moins peuplés – l’Alaska, le Dakota du Nord, le Dakota du Sud, le Delaware, le Montana, le Vermont et le Wyoming – en ont trois.

(3) Akhil Reed Amar, « The Troubling Reason the Electoral College Exists », Time Magazine, 9 novembre 2016.

(4) Le 19 décembre prochain, si les grand-e-s électeur-trice-s républicain-e-s confirment le vote de leur Etat (et rien ne semble indiquer qu’il en aille autrement), ce sera la cinquième fois dans l’histoire états-unienne que, en toute vraisemblance, le collège électoral n’élira pas la personne ayant recueilli la majorité des suffrages populaires. La dernière en date remonte à l’élection de 2000 quand, après un vote contesté pour ses irrégularités, la majorité des suffrages de l’Etat de Floride a été attribuée au républicain G. W. Bush ce qui a fait basculer le collège électoral en sa faveur alors que son opposant démocrate Al Gore avait obtenu une majorité du suffrage populaire au niveau national.

(5) Kevin Uhrmacher, Kevin Schaul et Dan Keating, « These former Obama strongholds sealed the election for Trump », The Washington Post, 9 novembre 2016 ; Kim Soffen, Ted Mellnik, Samuel Granados et John Muyskens, « In a crucial Democratic stronghold, Trump surged. Clinton didn’t. », The Washington Post, 11 novembre 2016.

(6) Jon Huang, Samuel Jacoby, K. K. Rebecca Lai et Michael Strickland, « Election 2016: Exit Polls », The New York Times, 8 novembre 2016 ; « Exit polls », CNN, 9 novembre 2016 ; Jedediah Purdy, « How Trump Won », The Jacobin, 11 novembre 2016.

(7) En 2012, Barack Obama avait obtenu 65 915 795 de voix soit 51,1% des suffrages contre 60 933 504 de voix soit 47,2% des suffrages pour Mitt Romney, 1 275 923 voix soit 0,99% pour le libertarien Gary Johnson,  469 015 soit 0,36 % pour Jill Stein du Green Party, 639 790 voix cumulées soit 0,55% pour une vingtaine de divers autres candidat-e-s. Le taux de participation de la population ayant le droit de vote était 58% (et celle en âge de voter de 54,9%). Le plus fort taux des 50 dernières années a été atteint en 2008 avec une participation de la population ayant le droit de voter de 61,6 % (et celle en âge de voter de 57,1 %). Un tel niveau n’avait pas été atteint depuis 1968.

(8) Cf. Adam Davidson, « Blaming Trade and Voting Trump in the Rust Belt », The New York Times Magazine, 6 juillet 2016; Jedediah Purdy, « How Trump Won », The Jacobin, 11 novembre 2016.

(9) Jeff Guo, « A new theory for why Trump voters are so angry — that actually makes sense », The Washington Post, 8 novembre 2016.

(10) Cf. Michael Brull, « Why Donald Trump Won: What The Numbers Tell Us (And It’s Probably Not What You Think) », New Matilda, 12 novembre 2016.

(11) Cf. Michael Lind, « Obama: Last of the “New Democrats”? », Salon, 30 octobre 2012; Premilla Nadasen, « How a Democrat Killed Welfare », The Jacobin, n°20, 2016 ; Alex Cachinero-Gorman, « The Imaginary Center », losartilugios, 9 novembre 2016 ; Ed Kilgore, « The End of the Clinton Era of Democratic Politics », New York Magazine, 10 novembre 2016.

(12) Au-delà des différences de trajectoires politiques, le progressisme d’Obama s’explique aussi par (ou du moins reflète) le second déplacement de la cible électorale du Parti démocrate sous la houlette des « nouveaux démocrates », après être déjà passé pendant le mandat de Clinton, des ex-Etats conférés du Sud à Wall Street, comme l’explique notamment Michael Lind (op. cit.) : « During the two terms of George W. Bush, the evolving New Democrat or “neoliberal” movement was dominated by socially liberal economic conservatives in Wall Street and Silicon Valley.  These centrist Democrats jettisoned the white working-class Southerners and Westerners who had been wooed by the original New Democrats, and focused instead on winning over former moderate Republicans in the Northeast and West Coast who combined liberal attitudes on abortion, gay rights and environmentalism with opposition to “big government” and concern about federal deficits ».

(13) Cf. Reid J. Epstein, « NCLR head: Obama ‘deporter-in-chief’», Politico, 4 mars 2014.

(14) Cf. Curtis Atkins, « The Third Way International », The Jacobin, n°20, 2016.

(15) Cf. Zachary Newkirk, « Donald Trump’s Donations to Democrats, Club for Growth’s Busy Day and More in Capital Eye Opener », Center for Responsive Politics, OpenSecrets.org, 17 février 2011; Will Cabaniss, « Donald Trump’s campaign contributions to Democrats and Republicans », PolitiFact.com, 9 juillet 2015; Adam B. Lerner, « Donald Trump names his favorite prez: Bill Clinton », Politico, 17 juin 2015.

(16) L’opposition à la construction d’un oléoduc sur les terres de la nation Sioux de Standing Rock dans Le nord de l’Etat du Dakota. Cf. https://nodaplsolidarity.org/.

(17) Cf. Robert Reich, « Why We Need a New Democratic Party », 10 novembre 2016.

(18) Cf. Bernie Sanders, « Where the Democrats Go from Here », The New York Times, 11 novembre 2016.

 

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